Le fou du labo

Publié le par Kriek

Une question récurrente qu'on me pose est : "Mais alors qu'est-ce que tu fous au Japon ?"

 

Pour ça, depuis mon arrivée et depuis que je comprends à peu près pourquoi je suis employé, je réponds la formule à l'emporte-pièce :

 

"Je bosse dans une école de français où je m'occupe de la gestion administrative et pédagogique d'un laboratoire de langues, dans lequel je donne aussi des cours."

Voilà.

 

Mais enfin, clarifions un peu.

 

Tout d'abord, je signale aux novices en la matière qu'un laboratoire de langues, ce n'est pas un vrai labo scientifique où pique des étudiants dans des cages pour voir si ça les fait mieux parler français, si ça les fait parler swahili à la place ou si ça leur file des boutons. (Quoique, ça serait rigolo aussi.)

C'est juste une salle avec des trucs pour enregistrer sa voix et des ordinateurs, où on bosse en auto-apprentissage pour s'exercer en dehors des cours. En gros.

 

Et j'ai mon laboratoire. Mon beau laboratoire pour moi tout seul.

 

 

À mon arrivée, c'était un nouveau service. On a imaginé tout un tas de trucs pour mettre dedans, des exercices et tout et tout, des ressources comme diraient les gens qui s'y connaissent, pour que les élèves les utilisent. 

 

On a commandé des exercices chez un éditeur pour créer nos propres ressources.

 

Note : On dit "nous avons démarché auprès de l'éditeur pour obtenir les droits sur les ressources, et nous allons recevoir les contrats" lors des réunions, mais en dehors de celles-ci, on dira "on a commandé des trucs chez l'autre éditeur là, pour les foutre sur les ordis de la salle, faudra signer un papier".

 

On en a aussi bricolé nous-mêmes, et réutilisé des vieux trucs qui ne servaient plus mais parfaitement utilisables pour un cours (extraits d'émissions de télé, de journaux télévisés, etc.).

 

Et enfin, on a commandé des licences d'un programme qui permet de travailler sa prononciation.

Pas tout à fait un truc comme Tell me more qui a un modèle qui parle et qu'on essaie d'imiter, et qui donne des notes selon la façon dont on prononce. C'est-à-dire, normalement, 1/10 quand on a prononcé une phrase parfaite, et le maximum des points quand on a dit "Tu m'emmerdes avec ton programme de con, putain chié" à chaque fois. (Quand ça marche bien.)

 

Non, là le programme ne fait aucune correction de ce genre. L'élève imite aussi un modèle qui parle, mais quand l'élève parle dans le micro, il entend sa voix dans le casque en synchronisation, amplifiée et avec une fréquence modifiée pour coller avec celle de la langue française. Pas inintéressant comme concept.

 

La mise en place administrative du laboratoire, ça peut se résumer à ces questions :

- Comment ça va fonctionner ce truc ?

- À quelles heures on ouvre la salle ?

- Combien on fait payer les étudiants ?

- Qui va s'en occuper ?

- Qui téléphone à l'éditeur ?

- Comment on gère la campagne de promo pour que les étudiants sachent que ça existe ?

- Ça aurait pas été plus simple si on s'y était pris comme ça depuis le début ?

- Pourquoi tu dis que j'ai l'air fatigué ?

- Où est-ce qu'on va bouffer ce midi ?

- Etc., etc.

 

Tout ça pour dire que c'était enrichissant, et que c'était un sacré challenge sachant que les délais étaient très serrés.

Sauf que, comme tout projet qui a l'air très bien parti et est parfaitement sur les rails, tout capote suite à des contretemps auxquels on ne peut rien (entre autres, le séisme). Du coup, on improvise, et finalement on a décidé de n'ouvrir le laboratoire que pour travailler avec le logiciel de prononciation, et de rajouter les autres ressources plus tard. Et ça a marché.

 

Animer ce laboratoire est donc mon principal travail à l'heure actuelle.

Les étudiants sont faciles à décrire. Environ 75% de femmes, mais quelques hommes quand même. Pour beaucoup sans doute au foyer, ou retraités. Peu de personnes de moins de 40 ans, et encore moins de moins de 30. L'apprentissage des langues est plutôt un loisir au Japon.

Mais même avec ce public, ça ne veut pas dire qu'on s'ennuie.

 

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Une heure dans le laboratoire se décompose comme suit :

 

  • Je suis dans mon grand laboratoire pour moi tout seul, donc, propre comme une suite au Ritz (pour foutre un peu la paix aux Suisses pour une fois), dans lequel je me sens comme à la maison. Je nettoie bien consciencieusement le tableau blanc, je brique les tables, j'aère, je jongle avec les feutres et je joue au FreeCell. D'ailleurs j'y viens souvent lorsqu'aucun prof ne l'utilise, c'est plus confortable que mon bureau (minuscule, coincé entre une armoire, un mur et une fenêtre, et encombré de papiers et de livres en tous genres).

 

  • Quand soudain, l'heure d'ouverture approche. Je prépare le matériel, en sortant pour chaque poste les claviers, les souris, les casques-micro et la documentation, posés bien propres sur la table. Les étudiants se pointent. Ils ont une carte à points que je dois valider à l'entrée. Ils s'installent à leur poste et lancent leur programme.

 

  • Là, c'est la partie rigolote : pour se caler dans la fréquence de la langue française, les étudiants écoutent de la musique, huit minutes. Un assortiment de trucs pré-enregistrés, pas très intéressant, mais qui permet efficacement de ne penser à rien et de laisser les oreilles et le cerveau s'habituer. Pendant ce temps, un diaporama de jolies photos défile à l'écran. D'un point de vue scientifique, je ne sais pas si c'est efficace, mais tout au moins ça leur permet d'être plus détendus pour la suite, ce qui n'est pas plus mal.

 

  • Normalement, la phase d'écoute comme on dit, dure 15 minutes. Un gros chouïa trop long alors que les étudiants viennent pour une heure ou deux, donc je réduis à 8 minutes que je chronomètre. Les réactions sont amusantes à voir. La majorité regardent l'écran sans bouger d'un pouce, comme un chat devant un aquarium. D'autres lisent la notice en même temps, d'autres prennent des notes, on se demande bien de quoi... Quelques-uns (surtout des personnes âgées) chantonnent en même temps, tapent du pied, ou poussent des "aah" et des "ooh" en voyant les photos.
    Sans bien sûr compter ceux qui piquent du nez.

 

  • À partir de là, je vais les voir individuellement pour leur indiquer les exercices de phonétique à réaliser pour l'heure (il y a des listes prédéfinies qu'on a conçues pour leur éviter de tourner en rond). Et généralement, ça se passe bien. Je passe dans les rangs, je corrige lorsque j'entends des phrases complètement incompréhensibles, et je fais des gros compliments lorsque l'étudiant se débrouille comme un chef : Ouh c'est bien ! Eh ben c'est parfait ! Ah ben voilà ! (En revanche, jamais Oh yeah rock'n'roll baby).
    Les phrases ne veulent pas dire grand chose mais font travailler efficacement la phonétique. Certains veulent quand même des explications sur le vocabulaire, que je leur donne et qui les amusent généralement beaucoup.
    Quelquefois, il y a des virelangues pour rigoler un peu. J'avoue sadiquement prendre mon pied sur des phrases comme "si 6 scies scient 6 cyprès, 606 scies scient 606 cyprès" ou "Natacha n'attacha pas le chat Pacha qui s'échappa" sur lesquelles les étudiants s'acharnent généralement avec beaucoup d'ardeur.

 

  • En deuxième partie, on fait les exercices généraux : des phrases utiles autour de toutes sortes de thèmes (l'hôtellerie, les sorties, le téléphone, le voyage, les slips, etc.), sur lesquels on reproduit le même entraînement. C'est l'occasion pour les étudiants de me poser plein de questions de vocabulaire et de grammaire. J'aime bien ces moments-là.

 

  • À la fin, on leur fait faire un petit test d'écoute : ils entendent un mot ou une phrase et ils doivent sélectionner ce qu'ils ont entendu parmi des propositions. Parfois, c'est bien calé et ça met en échec même les plus expérimentés : la plupart des Japonais ont énormément de mal avec ou / u (au-dessous / au-dessus), les voyelles ouvertes et fermées (pomme / paume) ou les nasales (franc / frein / front).
    Mais contrairement à la croyance populaire (et à ce que je croyais jusqu'à récemment), ils n'ont plus trop de difficulté à distinguer b et v, sauf pour les anciennes générations qui n'ont jamais étudié l'anglais.

 

  • Enfin, quand c'est l'heure, ils s'en vont bien sagement. Certains font un peu de caprices pour s'éterniser, mais c'est rare. À l'occasion de la fin de l'heure, on discute souvent plus informellement pour faire plus ample connaissance, et ça me conforte dans l'idée que sous des aspects un peu rudes, les Japonais sont dans leur immense majorité les gens les plus adorables et les plus attachants qui soient.

 

Bref, je l'aime, mon labo.

Publié dans Travail

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R
<br /> Je confirme, c'est un vrai labolangue! A l'occasion, insères-y des "aglio olio peperoncino" et des "ma che pasta pizza!"....ça devrait faire son petit effet :D<br /> <br /> <br />
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K
<br /> <br /> Plein oui !<br /> <br /> <br /> (Et on peut étudier l'italien dedans !)<br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> voilà un article très interessant!!! on sait ce qui t'occupe!! bravo continue!!!La langue française n'est pas prête de s'éteindre avec de telles initiatives!!<br /> <br /> <br />
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